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An Imaginative Walking

A Narrative Territory

 

Performance, 2017. Avec Julie Kientz (artiste photographe invitée). 
Galerie des arts visuels de l'Université Laval.

L’expérience du LAB se répète à la Galerie des arts visuels avec cette deuxième édition explorant les concepts de mobilité et de déplacement. La galerie ouvre encore une fois une brèche au sein de sa programmation régulière d’expositions afin d’accueillir des projets d’interventions éphémères ou temporaires, dans un contexte de questionnement ouvert, d’expérimentation et de rencontres multiformes. 

Passages, mouvances, filatures, errances, nomadisme interpellent l’image, photographique et vidéographique, l’écriture, le dessin et l’objet. La marche et la déambulation comme mode de connaissance seront largement abordées dans ce contexte.

Personne ne pose jamais de question à propos de Jacob A. Martin. C’est un homme effacé. Un oublié. Il passe ses journées à travailler seul au sanctuaire des archives : le niveau -2. Aucune fenêtre, aucun collègue et, d’ailleurs, aucunes archives. Depuis l’informatisation des données, les archives sont montées au 5e étage à côté des bureaux de la direction. Jacob, lui, n’a pas grimpé le moindre étage, il est resté au même niveau de réussite sociale : le sous-sol. Réaménagé en entrepôt, Jacob y gère désormais les objets perdus. Jamais il n’aurait pensé garder son emploi au sein de la compagnie. En guise de récompense pour son manque d’ambition, on lui avait confié la tâche la plus excitante qu’il n’eut la chance d’effectuer : recevoir, examiner, nommer, classer, inventorier et ranger les objets orphelins rapportés au siège de la compagnie de transports de New York City. Jacob vit par substitution son rêve d’antiquaire : raconter l’histoire d’objets oubliés.

Sa mère, Françoise Martin, avait quitté Paris dans les années 60 pour tenter sa chance à la loterie du rêve américain. À peine était-elle arrivée à Boston que Neil Bargley, auteur à succès limité de science-fiction, avait jeté son dévolu sur la jeune comptable. Grâce aux ventes de livres de son mari et surtout à l’héritage du beau-père, ils s’installèrent sur l’île de Manhattan. L’écrivain s’égara dans ses pensées et ne parvient plus jamais à faire éditer ses nouvelles systématiquement jugées ennuyantes par les maisons d’édition. On oublia l’homme et son succès et Françoise Martin oublia son rêve américain.

Jacob a néanmoins appris de son père l’amour des histoires. Et à défaut d’en vivre, il s’en invente. Il aime lire. Quand les objets inventoriés ne sont pas en mesure d’évoquer une aventure rocambolesque, c’est son imagination qui prend les commandes. La moindre trace est un indice. L’usure conte. L’égratignure raconte. Les objets luttent contre leur oubli et partage avec Jacob le parcours de leur vie.

Il lui arrive parfois d’emprunter un ouvrage dans sa bibliothèque de livres perdus. Il les prend le soir et les rapporte le lendemain pour les reclasser dans l’inventaire. Et c’est à cause de J.D. Salinger que toute cette histoire a commencé. Quelle histoire? Celle de Jacob et de « Peter Stillmann ».

                            

 

Chapitre I (Jour 1, carte -2)

Jacob sort de chez lui à 9h00 pour se rendre au travail. C’est son heure régulière. Et comme d’habitude, il aperçoit « l’homme », un peu plus bas sur la 33e rue. Il sait que « l’homme » va suivre le même chemin que lui jusqu’à son travail. C’est habituel. Une fois passée l’entrée de son lieu de travail, « l’homme » continuera sur la 10e avenue. C’est exactement ce qu’il va se passer puisque c’est exactement ce qui se passe depuis quelques semaines. Au fil des semaines, « l’homme » s’est fait baptiser de plusieurs noms : « le gars de 9h00 », « le gars de la 33e », « le fou », « le gars du Starbucks » « Ishmael »…

Jacob accroche son manteau, bien trop léger à son goût. Salinger! La poche de son manteau est vide. Il a oublié Salinger en partant ce matin. Anxieux de se faire attraper par la direction pour vol de livre, il décide, pendant sa pause de 10h45, de faire un aller-retour pour aller quérir le livre chez lui afin de replacer Salinger sur son étagère.

À 11h00, il ressort de chez lui avec Holden Caulfield en poche. Alors qu’il remonte la 33e, il aperçoit « l’homme de 9h00 » derrière lui exactement là où « le gars de la 33e » passe à 9h00. Jacob marche jusqu’à son travail; le gars est toujours derrière lui. À quelques pas.

Surpris par la répétition, il se questionne sur les intentions de cet homme. Est-il en train de le suivre? C’est certain qu’il le suit! Pourquoi un homme passerait-il deux fois devant chez lui, en même temps que lui, si ce n’est pour le suivre?

Panique soudaine. Jacob décide de ne pas entrer dans l’édifice au coin de la 10e avenue et de la 31e rue, mais vire brusquement sur sa gauche pour redescendre la 31e en direction de la 9e avenue. « L’homme » le suit. Conforté dans son hypothèse d’être suivi, il hâte le pas et reprend à gauche sur la 9e. Il entre dans son bloc appartement, monte les escaliers en courant pour avoir le temps d’apercevoir « Le fou » passer devant chez lui et continuer sa route vers la 34e rue.

 

Jacob ne retourne pas travailler ce jour-là. Il appelle la direction de la compagnie pour raconter une histoire d’hypoglycémie. Cette mésaventure le tracasse. Il passe le reste de la journée à regarder par la fenêtre en redoutant de voir passer « l’homme de la 33e » une troisième fois. Il ne le verra pas.

 

Chapitre II (Jour 2 / carte -1 (samedi))

Jacob se réveille plus tôt que d’habitude dérangé par les réminiscences de l’histoire de la veille. Il profite de son jour de congé pour observer par la fenêtre la possible venue de « l’homme de 9h00». À l’heure convenue avec le surnom, l’inconnu passe devant chez lui en remontant la 33e rue. Ceci est habituel. Jacob, piqué par la curiosité ou un excès de voyeurisme rapidement justifié par un prétexte de sécurité, descend dans la rue et commence à suivre l’homme. À cette heure-là, il serait censé continuer tout droit sur la 10e avenue en passant devant le bureau de Jacob. C’est ce qu’il fait. À hauteur de la 29e rue, il prend à gauche et descend jusqu’à rejoindre la 5e avenue. Il poursuit son chemin en se dirigeant vers l’Empire State Building, marque une courte pause et reprend la 33e rue en direction de chez Jacob. Il est 11h00 lorsqu’ils repassent par le point de départ de la marche entamée plus tôt dans la matinée. Au pâté de maisons suivant, « l’homme » reprend une fois à gauche ce qui l’amène à passer devant le bureau pour une seconde fois, avant de tourner à gauche. Il vire une dernière à gauche le faisant alors passer pour une troisième fois devant le domicile de Jacob. Il poursuit sa route sur la 9e avenue en direction de la 34e rue.

Jacob est soulagé de voir que « l’homme de la 33e  » ne le suit pas. Il remonte chez lui et laisse l’homme à sa marche quotidienne dès lors jugée « normale». Si la panique de la veille est évacuée, la curiosité persiste : d’où vient-il et où va-t-il? Pourquoi tourne-t-il en rond? Pourquoi passe-t-il trois fois devant chez Jacob sans toutefois prendre le même chemin? Jacob décide qu’il suivra « l’homme de 9h00 » une nouvelle fois le lendemain. Si toutefois « le fou » reste fou le dimanche.

 

Chapitre III (jour 3/ Carte 0)

Dimanche matin, réveil à l’aube. Les conditions de sommeil se détériorent. Qui est cet « Ishmael »? Où va-t-il chaque jour? Pourquoi ? Pourquoi? Pourquoi? Les questions de la veille avaient profité de la nuit pour s’épaissir et opacifier la situation. Cherche-t-il quelque chose? Ou quelqu’un peut-être? Est-il lui aussi un être perdu? Un orphelin? Un marginal? Un « Ishmael »? Quelle est son histoire? Les seuls indices dont Jacob dispose pour le moment sont un parcours absurde et ce gobelet de Starbucks que l’homme tient à la main chaque matin à 9h00. Indice? Il n’avait jamais porté attention à ce détail auparavant; probablement parce que ce n’était pas un objet perdu.

Les questions se bousculent, puis vient une idée fixe, un vers d’esprit, une nouvelle obsession : celle de reconstituer, à partir de fragments, une histoire sensée.

8h50. Jacob se tient devant la fenêtre, manteau sur le dos. Il regarde les passants descendre ou remonter la 33e rue. Il attend l’arrivée d’ « Ishmael ». Comme à son habitude, avec son long manteau d’hiver, l’inconnu passe au pied du bloc appartement de Jacob au coin de la 33e et traverse la 9e avenue. Quelques secondes plus tard, il est sur les talons du « gars du Starbucks ». Aussi discret que possible; un appareil photo à la main, un carnet dans la poche.

Commence la grande boucle. Deuxième passage devant chez Jacob aux alentours de 11h00. Petite boucle, troisième passage au croisement 33e /9e à 11h00. La filature continue. À quelques mètres de différence, ils se dirigent vers la 5e avenue. Crochet à gauche, puis à droite, à gauche, à gauche… Jacob prend en notes les virages, les croisements, des comportements suspicieux et les réflexions qui l’aideront possiblement à mener son enquête.

À midi, heure précise, Ishmael entre dans un restaurant dans lequel Jacob n’aurait jamais pensé mettre les pieds. Façade délabrée, aucune enseigne lumineuse, aucun écran publicitaire de style Time Square, aucun néon de Vegas. Juste une fenêtre embuée, un panneau OPEN et une inscription vieillotte : Albert’s.

Jacob reste à l’extérieur et prend un cliché pour se souvenir du lieu. Il décide qu’une fois chez lui, il dessinerait une carte sur laquelle il apposerait ses notes, ses photos et le parcours pour garder une trace de son trajet. « Ishmael » ressort vingt minutes plus tard et reprend son chemin vers la 5e avenue. Jacob inscrit dans son carnet de plus en plus de détails faisant mention d’un arrêt, d’une vitrine ou d’un objet qui ont attiré l’attention de l’étranger. Lui aussi semble intéressé par les objets abandonnés, les traces, les indices…

Scène intéressante : « Ishmael » s’arrête devant un vélo, en détache le cadenas, mais ne prend pas le vélo. Il marche quelques mètres et replace le cadenas sur un autre vélo déjà accroché. Il libère ce dernier de sa chaîne métallique et vient l’installer sur le premier vélo. Ensuite de quoi, il reprend la route, à pieds. Jacob ne comprend pas.

Il continue néanmoins sa filature décidé à résoudre ces mystères qui s’accumulent rapidement. L’homme s’arrête une nouvelle fois. Il s’assoit sur un banc de Bryant Park, sort un livre et reprend une lecture déjà bien entamée à en voir l’épaisseur de feuilles sous sa main gauche. La lecture ne semble pas convaincante. Après à peine cinq minutes, « Ishmael » se lève et reprend sa marche laissant le livre sur le banc.

Jacob y voit l’opportunité parfaite d’y apprendre davantage sur sa némésis du moment. Aussitôt Ishmael disparu au coin de rue de la 5e, Jacob s’empare du livre, le glisse dans sa poche et retourne chez lui.

Fin d’après-midi. Au mur une carte de Manhattan avec le tracé en rouge du parcours de la journée. Des photos et des mots épinglés. Des notes, des réflexions. Le livre, il le regarde : New York Trilogy de Paul Auster. Comme un cadeau attendu que l’on ne veut pas ouvrir.

Soirée. Il ouvre le livre. Une carte tombe au sol. C’est une carte de membre du YIVO Institute au nom d’Ellen Thatcher. Malheureusement, cet indice ne pourra pas le renseigner sur l’identité de l’homme qu’il suit.

Il entame la lecture. C’est l’histoire d’un homme qui en suit un autre. Un Daniel Quinn qui suit un Peter Stillmann dans les rues de Manhattan. Son parcours dessine des lettres.

 

 

 

 

 

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